« Viv Ansanm » : Une lecture systémique de la crise haïtienne
Il a ses canaux de financement, ses relais institutionnels, ses mécanismes de protection, voire ses formes de légitimité populaire. Il ne s’agit donc pas de simples complicités ponctuelles, mais d’un ordre mafieux intégré, nourri de l’effondrement de l’État républicain.

Publié le 14-Juillet-2025
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« En Haïti, la crise n’est pas un accident, c’est une architecture. »
Michel-Rolph Trouillot
Depuis plus d’une décennie, Haïti s’enfonce dans une crise multidimensionnelle où s’entremêlent insécurité chronique, délitement institutionnel et dérive autoritaire. Les analyses dominantes (souvent limitées aux symptômes visibles “gangs armés”, pillages, effondrement de l’ordre public) peinent à en saisir la complexité profonde.
Cet article propose une grille de lecture systémique de la crise haïtienne, en identifiant la coalition informelle mais puissante appelée « Viv Ansanm » comme architecture souterraine du chaos actuel. Cette coalition regroupe des acteurs issus des quartiers populaires, des sphères politiques, de la haute administration et du secteur privé, dans une logique de connivence et de cooptation. Le cœur de la thèse que nous défendons ici est le suivant : l’insécurité en Haïti n’est pas le fruit du désordre, mais le résultat d’un ordre caché.
Une crise fabriquée « d’en haut » : le dysfonctionnement volontaire du pouvoir
La désintégration de l’État haïtien n’est pas une simple faillite de gouvernance ; elle résulte d’un processus délibéré de captation des institutions publiques par une minorité au service de ses intérêts. Depuis 2020, Haïti ne dispose plus de Parlement. Le système judiciaire est paralysé et l’Exécutif repose sur des autorités sans mandat populaire, à commencer par le Conseil Présidentiel de Transition (CPT), imposé hors du cadre constitutionnel.
Cette situation installe un régime d’exception permanent, dénoncé par plusieurs analystes haïtiens et étrangers. Jean-Marie Théodat (2010) évoquait déjà la logique d’« État sans nation », dans laquelle le pouvoir central devient une coquille vide, instrumentalisé pour neutraliser toute opposition sociale réelle.
Les élites économiques, parallèlement, tout en profitant de l’ouverture commerciale, s’accommodent d’un État faible, où elles peuvent influencer l’attribution des marchés, échapper à la fiscalité et maintenir une économie informelle rentable. Alex Dupuy (1989) qualifie cette logique de néocoloniale, dans laquelle la bourgeoisie locale agit comme courroie de transmission des intérêts transnationaux.
Ainsi, la crise n’est pas seulement une perte de contrôle : c’est un outil de gouvernement, où la désorganisation permet le maintien d’un pouvoir sans contre-pouvoir.
« Viv Ansanm » : une coalition toxique au cœur de la fabrique de l’insécurité
Le concept de « Viv Ansanm » n’est pas une simple expression populaire. Il désigne une forme hybride de gouvernance parallèle, structurée autour de trois pôles :
1. Les groupes armés issus des quartiers populaires et devenus les nouveaux régulateurs territoriaux. Ils remplissent les vides laissés par l’État, mènent des activités criminelles et servent d’instruments de contrôle social.
2. Des acteurs politiques et hauts fonctionnaires qui utilisent ces groupes comme bras armé pour faire pression, intimider, manipuler les votes ou éliminer leurs opposants.
3. Des opérateurs du secteur privé qui financent ou protègent ces réseaux pour garantir la pérennité de leurs affaires, sécuriser leurs intérêts ou s’assurer des marges d’influence dans les décisions publiques.
Ce triangle de l’insécurité constitue ce que Frédéric Thomas (2020) appelle un « capitalisme du chaos », où l’instabilité devient rentable pour certains secteurs ; car elle élimine la concurrence démocratique, bloque les réformes structurelles et détourne l’attention populaire.
Le phénomène « Viv Ansanm » fonctionne comme un système. Il a ses canaux de financement, ses relais institutionnels, ses mécanismes de protection, voire ses formes de légitimité populaire. Il ne s’agit donc pas de simples complicités ponctuelles, mais d’un ordre mafieux intégré, nourri de l’effondrement de l’État républicain.
Un discours inversé : de la violence populaire à la violence d’<
Une erreur fréquente consiste à penser que la crise haïtienne est d’abord une affaire de quartiers populaires devenus incontrôlables. Or, comme le note Michel-Rolph Trouillot (1990), la violence vient d’abord d’en haut.
Les armes, les munitions, les véhicules, les immunités judiciaires ne proviennent pas des zones marginalisées. Ils sont le fruit de réseaux bien établis, connectés au pouvoir. En réalité, les quartiers populaires n’ont pas « inventé » la violence, ils la subissent. Elle est programmée.
La généralisation de cette logique de survie, à la fois politique, sociale et économique, repose sur un renversement de la responsabilité, où l’élite s’érige en victime et les masses en bourreaux. Cette inversion permet de justifier l’état d’exception permanent, de criminaliser toute contestation sociale et de délégitimer toute velléité de changement.
Pour une sortie lucide de la crise : rupture, justice et cohabitation républicaine
Face à cette architecture du désordre, toute solution technocratique est vouée à l’échec. Le changement véritable exige une triple rupture. Rompre d’abord avec l’impunité des élites, les pactes souterrains entre pouvoir et groupes armés et, enfin, la refonte sociale. L’ensemble nous conduit à la reconnaissance de facto de l’existence de la coalition “Viv Ansanm”, l’ouverture d’un dialogue politique structuré, franc et inclusif, entre tous les acteurs ; y compris ceux issus des zones dites sensibles dans le cadre d’un processus de justice transitionnelle, tel que l’a conceptualisé John Paul Lederach (2003). La nécessité de recourir à l’élaboration d’une politique publique de sécurité, adossée à une refondation de la gouvernance locale et territoriale, et non à une militarisation aveugle.
De “Viv Ansanm” à “Vivan Ansanm”
La société haïtienne est aujourd’hui face à un choix existentiel : soit continuer de survivre dans un mensonge collectif, où l’insécurité est traitée comme une fatalité ou une maladie sociale incurable ; ou rompre avec l’architecture souterraine du chaos, en nommant les responsabilités, en réintégrant les exclus et en reconstruisant un pacte républicain.
Passer de « Viv Ansanm », la coalition de la prédation, à « vivan ansanm », un projet de cohabitation juste et inclusive, voilà le vrai chantier. Il ne s’agit pas d’un slogan : c’est la condition de survie d’un pays à la dérive.

Deus DERONNETH
Docteur en Sciences Économiques | Enseignant - chercheur | Député de Marigot de la 50ème législature
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